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Attaquons les causes sociales des votes Le Pen

Entretien Willy Pelletier / Simon Blin, Libération 22 juin 2023

Pourquoi tant de votes RN dans les classes populaires ?

Coordination : Gérard Mauger, Willy Pelletier

Edition Le Croquant

Pour accéder au livre, c'est ici

Emmanuel Macron affirmait récemment qu’il ne fallait pas combattre l’extrême droite «par des arguments moraux». A-t-il raison, selon vous ?

Emmanuel Macron pourrait éviter les leçons de morale à ceux qui parlent de morale. Car sa politique conduit aux votes Le Pen. Elle précarise les vies de millions de personnes, qui se tournent alors vers des fantasmes sécuritaires. Elle ferme les avenirs, si bien que beaucoup se réfugient dans le «C’était mieux avant !», où leur avenir semblait ouvert. Elle avive partout les concurrences, explose les groupes et le droit du travail. Ainsi s’exacerbent le chacun seul et la remise de son salut à une femme rêvée providentielle. La politique de Macron mène une guerre sévère contre les pauvres, laquelle produit une guerre entre pauvres. Les supposés «assistés», les racisés, deviennent ainsi des cibles légitimées par des autorités officielles.

Toutefois, il est vrai que les croisades morales ne suffisent plus pour combattre Le Pen. Elles ne convainquent que les convaincus. Révéler les «affaires» ou les affinités douteuses du RN est nécessaire. Mais cela n’empêche pas des votes Le Pen par millions, car des causes sociales fortes y engagent. Il est erroné d’imaginer une fascisation de la société française. Il y a tant de solidarités formidables en son sein, tant d’inventions joyeuses dans les rapports de genre, tant d’élans vers des libertés neuves. Et ceux qui votent Le Pen sont trop vus comme pris de passions basses… vieille figure du racisme social. Au lieu de les indifférencier en se donnant le beau rôle, il vaut mieux comprendre pour quelles raisons ils saisissent le bulletin Le Pen comme arme. Autrement, aucune résistance ne vise juste.


Continuer à stigmatiser l’extrême droite est donc une mauvaise stratégie, selon vous ?

Diaboliser Marine Le Pen peut s’avérer contre-productif en nourrissant une exaspération de classe chez ceux qui votent pour elle. Cela revient à dire à un grand nombre d’électeurs qui vivent déjà très mal leur condition sociale qu’ils ont, en plus, le mauvais goût de mal voter…


Cela ne revient-il pas à la banaliser ?

La banalisation existe de fait. Le RN est une entreprise politique qui s’affiche démocratique en élisant ses dirigeants, et respectable, costumes et tailleurs pour les députés. Elle passe sans arrêt à la télé. Maintenant voter Le Pen semble banal, normal. Dans l’Aisne, les communes autour de chez moi votent à 75 % ou à 80 % Le Pen. Qualifier Le Pen d’extrême droite n’y a aucune efficacité. Il faut comprendre ce qui produit ces votes : vivre ici, le 8 du mois, avec plus un rond, immobilisé, seul, dans un espace en déclin, impuissant face à l’écroulement d’un monde qui ne «tient plus», car tout ferme. Il n’y a plus ni bureau de poste, ni médecins, ni infirmières, ni pharmacie, quasiment plus de bistrots, toujours moins de trains et de bus, et toujours plus de magasins clos. Les classes de primaire, les églises, les maternités de proximité, les services publics qui autrefois aidaient, ferment en cascade.

Avec tous ces lieux morts, meurent aussi les échanges et les regards des proches d’où on tirait de l’estime de soi. Chacun se sent menacé mais sans prise sur la menace. Karl Marx repéra un processus semblable dans son étude des «paysans parcellaires», cette «masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres», et qui vote Bonaparte en 1851. A présent, Napoléon s’appelle «Marine». Et dans cet univers qui s’effondre, ne reste au final, pour seule identité qui fait tenir le coup, que le «je suis français, ça on ne me l’enlèvera pas», et pour les hommes, un virilisme agressif.


L’un des coauteurs du livre, le politiste Daniel Gaxie parle depuis longtemps d’un «conglomérat» plutôt que d’un «électorat» Le Pen…

En effet, des groupes sociaux différents investissent dans les votes Le Pen, des rages, des détestations diverses, mais aussi des espoirs différents. Une composante de ce conglomérat est les classes populaires, même si, rappelons-le, le premier parti chez les classes populaires reste de loin l’abstention. Il y a aussi des propriétaires de pavillons. Certains techniciens votent également Le Pen. Ils ne sont ni précarisés, ni déclassés, ni soumis à la délinquance, mais leur promotion sociale qu’ils anticipaient plus rapide, est ralentie, et leurs enfants réussissent moins bien que ceux des voisins, donc pour eux, rien ne va plus, il faut restaurer l’ordre.

Qu’est-ce que voter RN veut dire ?

Il n’y a pas un vote Le Pen mais des raisons diversifiées de voter Le Pen. Elles sont irréductibles les unes aux autres et antagonistes parfois. Des petits patrons votent Le Pen car ils s’opposent aux cotisations sociales et à la fiscalité des entreprises. Au même moment, certains ouvriers usent du même vote alors qu’ils sont, au contraire, très attachés à leurs protections sociales. Le vote RN n’est pas systématiquement un vote de déclassement.


Selon le sociologue Louis Pinto, également coauteur de l’ouvrage, la force d’attraction du RN n’est pas dans son programme «qui peut sembler inconsistant» mais plutôt «dans une rhétorique moralisatrice»…

Quand l’ordre actuel du monde, sous tous rapports, semble vous abaisser, on se raccroche à l’ordre moral où c’était moins pénible pour soi. Quand personne ne vous respecte plus, la «respectabilité» dans les classes populaires, pour reprendre l’expression de Gérard Mauger, vaut capital pour ceux qui n’en ont pas. C’est chaque fois une affaire de survie et de rétablissement symbolique.


Comment les classes populaires se représentent le RN ?

De mille façons ! Une voisine picarde, Anissa, est française d’origine marocaine. Elle a subi trois licenciements. Voter RN lui permet de cocher toutes les cases pour être comme un poisson dans l’eau dans une bande d’amis, alors qu’elle n’en avait plus guère. Pour elle, voter est un geste sans importance, l’essentiel est le bonheur entre amis donc de coller à eux. Elle est par ailleurs en conflit avec les hommes de sa famille. Son père lui préfère ses frères à qui il prête sa maison de vacances plutôt qu’à elle et à ses filles. Ses frères veulent la contrôler trop. Anissa admire «Marine» d’avoir su dire «merde» à son père. On peut y voir une forme de contestation de l’ordre patriarcal par le recours à une «femme forte», qui se fait respecter, alors que pour soi c’est si dur. Et ce bien que Marine Le Pen et le RN ne soient pas féministes. C’est dire l’éparpillement des votes RN.

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