Entretien avec Julie Gervais (politiste), Le Monde, 14 septembre 2023
Politiste et maîtresse de conférences à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Julie Gervais est coautrice, avec Willy Pelletier et Claire Lemercier, de La Valeur du service public (La Découverte, 2021). Elle a également écrit L’Impératif managérial. Désirs privés et devoirs publics d’un grand corps d’Etat (Presses universitaires du Septentrion, 2019).
Le rapport du collectif Nos services publics, diffusé le 14 septembre, montre un décalage grandissant entre les besoins des Français et l’offre de service public. Quelles sont les conséquences de cette dégradation sur le lien social ?
Les principales victimes sont les populations pauvres qui habitent les communes rurales. La fermeture des services publics se fait toujours en cascade. Ce n’est jamais seulement la maternité, c’est aussi la maternelle, le bureau de poste, Pôle emploi. Ces fermetures ont des effets domino sur le tissu social : les supérettes déménagent, les jeunes partent, les médecins ne s’installent plus. On crée une sous-France de zones désertées, où les habitants se sentent hors-jeu, humiliés.
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La raison d’être des services publics est de tenir ensemble les membres d’une société. Quand ils sont cassés, ils ne peuvent plus remettre à égalité les personnes et les territoires. En outre, cela signifie que rien ne protège les populations fragiles durant les crises, la crise sanitaire mais aussi les crises climatiques à venir.
A partir de quand la réduction des coûts s’est-elle imposée ?
Dès la fin des années 1960, l’Etat commence à expérimenter ce principe : l’action publique est intégrée à un rapport coût-bénéfice, elle doit être rentable et son efficience doit être quantifiable. C’est ce qu’on appellera ensuite le « new public management ». Cette doxa est alors portée par des fonctionnaires au sein du ministère des finances, mais les syndicats et certains politiques y résistent. Avec le choc pétrolier et l’explosion du taux de chômage dans les années 1980, l’idée que « l’Etat-providence coûte trop cher » devient hégémonique. A partir des années 2000, quasiment tous les partis de gouvernement, comme la haute administration, y sont convertis.
Comment cette doxa est-elle inculquée aux élites ?
Dès les années 1950 et 1960, il y a une « managérialisation » de la formation dans les écoles qui mènent à la haute fonction publique. Le service public est enseigné dans une version comptable et gestionnaire, avec parfois des cours dispensés par des cadres du privé. On forme les élites à l’abstraction. Cela conduit des hauts fonctionnaires à intervenir selon des modèles prêts à l’emploi, où la logique est toujours la même : ce qui compte, c’est ce qui est mesurable, donc les budgets, les postes, les flux. Dans ce contexte, la prise de conscience des réalités du terrain devient un frein à la réforme efficace.
Comment expliquer que l’État finance l’hybridation du système, en soutenant le secteur privé dans les transports, la santé, l’école… ?
Les décideurs ne considèrent pas que cet argent serait « gaspillé » pour un secteur concurrentiel. Leur idée est que le modèle qui fonctionne est celui de l’entreprise. Un phénomène intéressant de ce point de vue est le recours aux consultants, qui a explosé durant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron.
Pendant longtemps, on a considéré dans les travaux universitaires que les consultants faisaient concurrence à la haute fonction publique avec une forme de résistance des grands corps de l’Etat. En réalité, il y a un entre-soi et une circulation entre fonction publique et cabinets de conseil, qui empêchent beaucoup de hauts fonctionnaires de percevoir les choses de manière concurrentielle.
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Y a-t-il un mécanisme « type » du désengagement de l’Etat ?
Il y a plusieurs mécanismes génériques, mais il faut rester prudent car ces modèles s’appliquent différemment selon qu’on parle du cas de la SNCF, de France Télécom ou de l’hôpital public. L’un de ces schémas est la politique des caisses vides : on accorde une autonomie de gestion aux universités, aux hôpitaux ou aux collectivités locales, puis on donne une enveloppe budgétaire insuffisante, qui conduit à incapaciter les services publics.
Cette sous-dotation est assortie d’obligations. La SNCF, par exemple, s’engage à couvrir tout le territoire, à assurer la maintenance des infrastructures et à proposer des tarifs réduits. Tout cela est obligatoire et lui coûte cher, avec une compensation financière de l’Etat trop faible pour y faire face.
L’irruption du privé est-elle toujours synonyme de dégradation du service pour les usagers ?
Non seulement le recours au privé coûte cher, mais il peut aussi faire dysfonctionner les services publics, comme certains partenariats public-privé l’ont démontré par exemple pour les hôpitaux ou les prisons. En revanche, les circulations peuvent exister. Tous nos services sociaux sont inspirés de la charité privée du XIXe siècle. Encore aujourd’hui, plusieurs secteurs sont gérés par des associations, comme le sauvetage en mer ou la surveillance des plages.
Comment peut-on espérer réinventer le service public ?
En se disant qu’il est un contre-projet extraordinaire, moderne dans ses principes. On peut retourner l’entreprise de décrédibilisation à l’œuvre, qui consiste à dire que le service public est ringard : au contraire, il est un vecteur d’égalité, qui offre une protection sociale sans discrimination d’origine. Il permet la mixité sociale, garantit l’égalité hommes-femmes… Dans un monde qui se fracture, c’est fondamental.
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